Découverte culinaire et sensorielle

Adrian aurait aimé que sa relation avec Marcus puisse être vécue au grand jour, mais il connaissait bien la société pour savoir quelle réaction lui réserveraient les dirigeants de cet établissement. Pour le moment, ils leur fallaient vivre cette passion en secret. Dans le couloir qui les menait à la cafétéria, Adrian effleura la main de Marcus d'une façon si douce qu'il vit le jeune homme trésaillir. Il ne restait plus que quelques mètres, mais Adrian prit le risque de passer sa main dans les cheveux et sur la nuque fragile de son ami. Ce contact lui redonna envie de le prendre dans ses bras, mais il était trop tard. Il poussa la porte, et entra à la suite de son patient.

Le lien particulier de Marcus à la nourriture exprimait son problème d'intériorisation. Manger est l'action de mettre à l'intérieur de soi quelque chose d'extérieur. Et ceci semblait être une épreuve pour ce patient. La seule façon de reprendre une alimentation équilibrée et sans souffrance est de découvrir la raison d'une telle difficulté à intérioriser l'extérieur. Pour cela, Adrian pensa à une séance future qu'il organiserait à sa façon. Il espérait que ses méthodes pourraient soigner ce patient pour qui il avait de plus en plus de sentiments.

Quelques patients étaient éparpillés dans la salle, quelques infirmiers les surveillaient du coin de l'oeil. Pourtant, il ne devait y avoir qu'une petite vingtaine de personnes. Le psychiatre et son patient s'avançèrent vers le self-service, mais les plats proposés dans les bacs en inox ne faisaient envie ni à l'un, ni à l'autre. Jettant un regard circulaire, Adrian comprit que personne ne faisait attention à eux, et que les cuisiniers n'étaient pas là.

En une seconde, il saisit le jeune homme par le poignet, l'entraîna derrière le chariot où refroidissaient les plats, l'obligea à se baisser pour ne pas être vu par les autres, et avança à croupetons vers la cuisine. Il referma la porte le plus silencieusement possible. Adossé à cette porte froide, il fut pris par un rire irrépressible, suivi par celui de Marcus.

Après avoir verrouiller la porte, ils prirent leur aise dans cette cuisine impersonnelle. Le sol et les murs étaient recouverts de grands carreaux blancs, et les éléments d'un gris brossé. Adrian dénicha dans un gigantesque frigo des fruits de toutes sortes, sur les étagères bien ordonnées du chocolat, et d'autres produits comestibles. Marcus suivait du regard ce qu'il faisait, mais restait tout de même en retrait, ne se proposant pas (pas encore) à l'aider. Le psychiatre devint en quelques instants le chef-cuisinier particulier de Marcus ; il noua autour de ses hanches un tablier, jeta un torchon sur l'épaule, et attrapa les ustensiles dont il avait besoin. Et demanda à Marcus :

"Es-tu d'accord pour vivre une petite expérience ?"

Il banda donc les yeux de son patient avec un torchon propre. Bien évidemment, il avait une idée derrière la tête, mais il n'expliqua rien. En peu de temps, il fit donc fondre le chocolat avec un peu de beurre, ajouta une cueillère de crème. Dans une autre casserole, le sucre dans l'eau commençait à caraméliser. Il ajouta aussi une dose de crème liquide pour que le caramel soit onctueux et ne colle pas dans le fond. Les deux casseroles sorties du feu, il demanda à Marcus d'ouvrir la bouche.

Trempant les fruits découpés en morceau soit dans le chocolat, soit dans le caramel, il fit déguster ses amuse-bouche à Marcus. Il lui laissait le temps d'apprécier ces goûts, ces textures et les sensations qu'ils pouvaient lui procurer. Il allait lui faire goûter d'autres aliments, mais d'abord il lui posa une question tout à fait innocente, mais non dépourvue d'intérêt :

"Alors ?"

Adrian n'avait pas perçu les tremblements de Marcus, et ce devait être à cause de son attention prise par la confection des amuse-bouche. Il n'avait pas non plus pensé à la forme de claustrophobie que pouvait engendrer une telle situation. Pourtant il semblait que Marcus avait surmonté ce mal-être pendant quelques instants, et c'était une victoire face à ses symptômes. Sa maladie psychologique entraînait effectivement une suite de symptômes assez gênants dans la vie quotidienne. C'était pour cette raison qu'il se trouvait dans cet établissement spécial. Malgré le grand nombre de phobies du jeune homme, Adrian espérait pouvoir découvrir la clé de son secret.

Quand Marcus lui sauta dessus, littéralement parlant, il fut à la fois surpris et amusé. Il le garda contre lui un moment, tenant sa tête contre son torse. Il le repoussa gentillement en lui ébouriffant les cheveux. Ce geste allait peut-être l'embêter pusiqu'il prenait grand soin de sa coiffure, mais Adrian ne put réfrêner cette envie. Il lui dit en tendant un verre d'eau :

"Je vais te faire goûter autre chose, mais il faut que tu fermes les yeux. Bois ça pour enlever le goût du chocolat. Il faut que tu devines ce que je te proposes."

Mais au lieu de lui donner un aliment, il posa un baiser léger sur cette bouche offerte.

"C'est parti !" dit-il avec un grand sourire et en lui mettant le premier aliment dans la bouche.

Cette fois-ci Adrian saisit dans la voix du jeune Marcus, un brin de méfiance, peut-être même d'énervement. Il se dit que le cornichon au vinaigre qu'il voulait lui donner par la suite, n'était pas une bonne idée. Il s'abstint donc de lui proposer d'autres aliments acides, ou trop fort. Il lui passa sur ses lèvres un peu de coulis de fraise. Une pointe de langue vint lécher le dépos sucré avec lenteur, presque peureuse. Ce fut à ce moment que Adrian prit conscience de la dimension sensuelle de cette expérience. Cela le fit sourire, car il n'avait rien prévu à l'avance. Tout avait découlé du contexte.

Il continua la dégustation avec des vermicelles de chocolat colorés, puis des billes de melon et des tranches de mangue, et enfin de petites boules croustillantes au chocolat blanc. Marcus appréciait plus ou moins ces différentes sensations, restant tout de même un peu crispé. Pendant tout ce temps, Adrian tenta de guider ses sensations par une parole quasi sans discontinu.

"Laisse-toi faire. Ne pense plus à rien. Oublie ce qui t'entoure, oublie tout. Sens le goût. Sens la texture. Sens la température. Sens le chocolat qui fond peu à peu dans ta bouche."

Soudain Adrian prit conscience de la dimension sacrée de sa démarche. Comme le religieux qui donne l'hostie, il donnait les aliments de l'enfance à Marcus. Les sucreries sont toujours reliées à l'enfance, voire la petite enfance. Le premier goût que le nourrisson connaît est le sucre. Profitant de ce rapprochement, Adrian lui permit d'ouvrir les yeux et le questionna sur ses impressions. Peut-être qu'il pourrait faire aussi un rapprochement avec les sensations vécues en ce moment et celles vécues pendant l'enfance de Marcus.

Adrian se laissa faire, mais était déçu de la réponse évasive de son patient. Il ne semblait pas vouloir coopérer sur ce point-ci. Il nota tout de même dans un coin de sa tête ce qu'il lui avait été répondu. Il prit le menton de Marcus dans une de ses mains, stoppant ainsi les baisers. Il fixa les pupilles pendant un long moment. Que lui cachaient-elles ? Il espérait le découvrir un jour. Le jeune homme fit usage de son talent pour attendrir Adrian. Les yeux semblaient s'être humidifier, comme s'il était sur le point de fondre en larmes. Ne pouvant lui refuser ce presque-caprice, il accepta, et commença à mettre de l'ordre dans les ustensiles qu'il avait utilisés. Les casseroles allèrent rejoindre leurs collègues dans l'évier.

S'étant fait discrets, ils purent retourner dans le couloir sans encombre. Ils montèrent un étage, mais il y eut un contre-temps quand ils arrivèrent le couloir par lequel on pouvait rejoindre la chambre du médecin. Deux infirmières discutaient calmement, et ne semblaient pas avoir l'intention de bouger. Adrian mena donc Marcus dans l'établissement, afin d'éviter les deux jeunes femmes. Enfin arrivés, ils soufflèrent un peu. Le rythme de marche qu'ils s'étaient imposé leur avait laissé le souffle court. La porte fut fermée à double tour. Ils étaient en sécurité ici. Personne n'oserait déranger le psychiatre dans ses appartements, surtout à cette heure avancée de la journée.

L'intérieur de l'appartement (car c'était un peu plus qu'une chambre) avait été décoré à son goût. Le salon était meublé de deux canapés en velours rouge. Les fenêtres étaient occultées par de lourds rideaux de la même teinte. Tout renvoyait à un univers cosy. Comme le jour déclinait, Adrian alluma les petites lampes dans la pièce, puis brûla un peu d'encens à la vanille des iles. Il aimait beaucoup cette odeur exotique. Il se tourna vers Marcus pour lui demander ce qu'il en pensait.